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Le panoptique des éclopés

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Le décès du streamer Raphaël Graven (alias Jean Pormanove) lors d’un live marathon du Lokal est malheureusement une preuve de plus que l’opinion publique ne s’intéresse au sort des personnes handicapées et marginalisées qu’une fois mortes.


Au-delà de la récupération médiatique alternant entre critique des médias, injonction à réguler les plateformes en ligne… voire à l’innommable (l’extrême-droite s’étant empressée de stigmatiser le concept de « Hagra » pour imposer son agenda racialiste).

Le fait est qu’à aucun moment n’a été évoquée la question du validisme ni du « handicide » pour décrire les tortures que Raphaël Graven et « Coudoux » (fan sous curatelle ayant rejoint récemment le stream) ont subis au quotidien de la part de leurs co-streamer Narutovie (de son vrai nom Owen Cenazandotti) et Safine Hamadi.
Finalement, pour la plupart des journalistes, l’enjeu de ce drame fut plutôt de dresser le portrait des spectateurs du lokal. Comment, pendant des années, des adolescents, des pères de famille, ont-ils pu participer, initier et financer des actes de violences ritualisés sur deux personnes fragiles, que ce soit sous la forme d’humiliations verbales répétées, de coups, d’appels aux dons entrecoupés d’étranglement ou de jeux validistes révoltants comme « Des chiffres et des illettrés « , « Questions pour un golmon » ou « Bataille de cotorep ». Des violences qui avaient déjà fait l’objet d’un article publié sur Mediapart fin 2024 ainsi que d’une audition d’Owen Cenazandotti menée par la police judiciaire de Nice.
La gauche, quant à elle, s’est empressée de mobiliser ses grilles de lecture habituelles, hésitant entre indignation morale « mais où est passée l’empathie » et piocher dans une série de capitaux culturels qui pourrait la mettre en valeur, tels que la « société du spectacle » ou la « banalité du mal ». Au fond, pour elle, ce qui s’est joué est révélateur des sociabilités virilistes, ou finalement une communauté s’est fédérée autour de l’humiliation de personnes fragiles dans le seul but de provoquer chez eux des réactions « atypiques » et ainsi exorciser leurs angoisses d’être eux-mêmes des inadaptés.

La gauche, en brandissant le cliché prémâché et psychophobe du Monstre, se rend coupable de faire une fois de plus passer au second plan la mort de Raphaël Graven, tout en nous éloignant de ce qui est le réel coeur de ce drame. Car, au fond, ces agressions sont on ne peut plus “banales” pour ceux qui connaissent la réalité des milieux ségrégués du médico-social. Les coups, les brimades, l’infantilisation permanente
constituent le noyau des violences validistes subies au quotidien par les personnes handicapées et/ou dépendantes… sans qu’elles ne soient jamais aussi bien documentées en vidéo.

Que ce soient les maltraitances sur fond de course à la rentabilité en EHPAD (voire le Scandale Orpea), le paternalisme patronal digne du 19ème siècle dans les ESAT (fontaine insertion) ou, plus insidieusement, l’instrumentalisation par certains enseignants de violences entre élèves (réelles ou supposées) pour orienter les plus fragiles vers le milieu protégé, la violence reste une constante dans la vie de toute personne handicapée. Le fait que Raphaël Graven ait été plus ou moins “consentant” ne rajoute pas une couche de complexité, comme l’ont fait remarquer certains observateurs, mais achève de prouver que notre société est organisée autour de la mise en dépendance et de la maltraitance des personnes fragiles.
Même si Raphaël Graven pouvait compter sur de confortables revenus allant jusqu’à 6000 euros par mois, le logement qu’il occupait appartenait à l’un des membre de la famille de Owen Cenazandotti sans qu’aucun contrat de location n’ait été rédigé (moyen de pression que celui-ci brandit en plein live après que Raphaël ait refusé un nouveau « défi »). « Libre à lui” de retourner vivre chez sa mère sans revenus et de retrouver l’isolement et l’extrême précarité qu’il venait juste de quitter. Sans oublier qu’abreuvé d’un mélange de chantage affectif et de rhétorique masculiniste de la part de ses co-streamers, Raphaël semblait convaincu que, sans le stream, il n’aurait jamais d’amis ni de femme ni d’enfant.

Au final, le drame qui s’est joué à petite échelle sous la forme d’un spectacle morbide participatif, n’est que la continuité poussée à son paroxysme du fait que l’État organise la précarité et la dépendance des personnes handicapées dans l’indifférence générale ; à l’heure où le gouvernement planche sur la création d’une ALD (affection de longue durée) à deux vitesses, où une partie conséquente de personnes handicapées font l’aller-retour entre AAH et RSA, et que d’autres se retrouvent carrément agressées après avoir présenté une CMI (Carte mobilité inclusion)…
Tout est fait pour maintenir sous l’eau les personnes handicapées et ce climat d’insécurité administrative et économique s’accompagne d’une forme de suspicion généralisée à l’égard du handicap et de la maladie. On peut par exemple citer la complexité des démarches pour la reconnaissance et la prise en charge de certains handicaps, la difficulté de se faire prescrire un arrêt de travail, ou même l’indigence des programmes électoraux en matière de handicap.

Ce qu’a vécu Raphaël Graven en voyant sa vie transformée en spectacle rémunéré parce qu’il était essentialisé comme un « sous-homme » est à rapprocher de la forme de performance sociale que les
valides exigent de nous en permanence.
Évidemment nos « Bataille de Cotoreps » sont feutrées, plus sournoises, maquillées sous la bienveillance et l’expertise des professionnels du soin, des enseignants et même de nos proches. Combien d’entre nous se sont vus répéter que « ça ne se voit pas » ou que « nous pourrions faire des efforts » ?

Il demeure que nos vies et nos corps sont placés en permanence sous la tutelle du regard d’autrui. Charge à nous de remplir correctement les formulaires MDPH, de décrire les moments les plus humiliants de nos existences aux professionnels de santé, pour enfin se retrouver mis en concurrence avec d’autres handicapés lors de l’évaluation de nos droits par la CDAPH (Commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées).


Être handicapé dans l’espace public, au même titre que les minorités de genre ou les personnes racisées, c’est être « classé et dominé », se contraindre à l’autodiscipline sous peine d’un internement, plaire tout en se montrant reconnaissant, et surtout utiliser les mots et les représentations de ceux qui nous dominent, dans l’espoir d’être perçu comme de « bons handicapés »… et peut-être obtenir le minimum de prise en charge étatique.
Bref, plus que jamais l’État a fait de la dissuasion et du non-recours aux droits une politique à part entière, ne laissant que la débrouille à ceux auxquels il doit assistance.

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