Les réactions aux différentes critiques de Hors Normes (les nôtres ou d’autres) font une nouvelle fois ressortir les clivages entre les familles concernées par l’autisme. Le monde de l’autisme français est habitué à ces guerres de chapelle: elles sont faites de conflits entre diverses orientations associatives et thérapeutiques, entre différents intérêts personnels et privés, et entre différents jeux de pouvoir. Cette situation n’est pas uniquement liée à un clivage entre familles de personnes autistes à niveaux de soutiens complexes et à plus faible niveau de soutien.
Comme nous l’ont dit les réalisateurs lors d’une avant-première, Hors-Normes ne constitue qu’un divertissement sur un sujet complexe et n’a pas vocation à donner un point de vue unique sur la question (mais la neutralité n’existe pas, il en donne bien un…). Chaque personne, en visionnant ce film, va l’interpréter suivant son point de vue et de son niveau d’implication ou de connaissance de l’autisme. Les familles concernées par l’autisme avec des besoins complexes verront donc un appel à l’inclusion et un plaidoyer pour plus de moyens en ce sens. D’autres, moins concernés par ces besoins, verront une ambiguïté dans le film, qui ne prend pas parti sur le type d’accompagnement proposé. Des personnes autistes, elles, verront surtout la place qu’ils occupent dans ce film, et le validisme présent tout le long avec des comportements et des attitudes choquantes qui sont normalisées. Cela conduit certains acteurs du microcosme de l’autisme à nous faire conclure que si on ne constate pas ce validisme, c’est parce qu’on n’est pas autiste ni handicapé ; ou encore que si on l’est, c’est qu’on a accepté totalement ces attitudes pour diverses raisons personnelles ou par fatalité. Tous ces points de vue sont vrais à la fois.
Pourtant, notre avis et nos analyses ont été confirmés par des médecins, par deux critiques des Inrocks, les cahiers du cinéma, mais aussi par la parole de Stéphane Benhamou lui-même, sur RTL, qui affirme qu’il faut plus de places en institutions ainsi que des centres spécialisés, après le diagnostic, pour éviter la situation observée dans le film (psychiatrisation et traumatismes). Il ajoute aussi que l’essentiel est d’avoir cette ouverture sur des activités culturelles, bien que ce soit déjà ce qui est proposé dans beaucoup d’institutions ayant orientation psychodynamique.
L’institution, terrain normal de rupture des droits
Il est nécessaire de rappeler que l’ONU et le conseil de l’Europe ne considèrent pas les activités culturelles avec des personnes valides comme une situation d’inclusion. Vivre en institution, c’est n’avoir aucune liberté de mouvement, sans disposer d’accompagnement personnel à l’extérieur sur demande. Toutes les activités ou les sorties sont imposées, en groupe, selon un projet d’établissement et un emploi du temps donnés.
Si les écoles ordinaires ont aussi un projet et un emploi du temps, il ne s’agit toutefois que d’une étape de jour et de vie, rendue obligatoire pour tous jusqu’à 16 ans : en pratique des jeunes handicapés sont maintenus jusqu’à 20 ans, voir plus, en institutions spécialisées pour enfants. On ne propose pas d’écoles similaires aux institutions pour les enfants valides.
À l’âge adulte, le jeune handicapé est transféré à un autre type d’établissement, et/ou en ESAT, en continuité de ce qu’il a vécu jusqu’ici. Dès lors, son quotidien est ponctué des mêmes activités, répétitives et uniformes, comme dans un monde parallèle. En ESAT, il n’y reçoit pas même la considération d’adulte salarié, et ne peut prétendre aux droits communs des travailleurs, puisque sa situation particulière l’exclut du Code du Travail.
On peut opposer que beaucoup d’enfants valides ne choisissent pas leur parcours scolaire et professionnel : il s’agit justement de situations d’inégalités sociales similaires, et tout autant inacceptables.
C’est ici que se cristallisent nos réactions à l’égard du film : au delà de la ségrégation normalisée d’une population sur la base d’incapacités , le problème est aussi celui de la rupture d’égalité, et de l’absence du choix. Dès lors qu’une personne autiste ou non-valide est institutionnalisée, son libre-arbitre disparaît et elle devient aussi incapable de décider par elle-même. C’est un mode de vie décidé par un point de vue valide, qui est imposé sans recours possible. C’est précisément cette situation qui constitue une privation de liberté, et l’affirmation provocatrice de la rapporteuse de l’ONU pour les droits du handicap : “il n’existe pas de bons établissements”.
Comme nous l’avions remarqué, cette association n’a pas réellement de projet clair sur l’inclusion et plaide surtout pour des structures adaptées dès le plus jeune âge afin d’éviter des troubles du comportement (bien que les institutions en provoquent aussi, mais passons ).
Sur les réseaux sociaux, des chercheuses en sciences humaines et sociales dans le champ du handicap ont également trouvé le film valido-centré et condescendant, estimant notamment qu’il ne peut pas, au final, contribuer à l’inclusion.
Les parents, premiers indignés de notre indignation
Malgré toutes ces considérations , quelles furent les réactions de parents concernés par l’autisme, tel qu’il montré dans le film ? La comparaison, et la compétition entre leurs enfants pour prouver qu’on ne peut pas critiquer ce film si notre enfant n’est pas assez “sévère” ! Et si on comparait les diagnostics d’autisme “sévère” de nos enfants ? Nous ne saurions pas, après tout, ce qu’est le quotidien d’un autiste “sévère”’, et il faudrait passer une journée en leur compagnie pour le constater. Cet argument signifie-t-il que c’est une punition de passer du temps avec une personne autiste, et qu’on devrait se convaincre que ce sont des fardeaux ?
Nous apprendrons aussi, au travers de ces réactions :
- Que la condition, pour être citoyen à part entière, est d’être “le plus autonome possible”, et que tout l’accompagnement ne constitue qu’“un entraînement intensif à l’autonomie”. Cela n’est pas précisé dans la Constitution, ni dans les déclarations des Droits de l’homme et du citoyen.*
- Que les activités culturelles, sportives et les apprentissages scolaires doivent être fonctionnels et professionnels car “la Grèce Antique ou l’algèbre on s’en balance”. Le but final étant de savoir gérer ses comportements en public, d’être autonome autant sur le plan personnel que domestique, d’être productif et travailler seul. En résumé :“ne gêne pas le confort des valides et ne prend pas trop de place, et estime-toi heureux qu’on t’apprenne à te débrouiller”. Comme si tous les valides y parvenaient seuls, et n’avaient pas besoin d’autres valides pour le faire à leur place.
- Qu’il y a des apprentissages par âge, qui suivent une norme de développement, et qu’être “en retard” condamne la personne à rester considérée comme un enfant toute sa vie, en étant privée de ses droits fondamentaux (déshumanisation, infantilisation et pseudo-science de l’âge mental).
- Qu’il est nécessaire de rendre les autistes verbaux, et que le film leur offre une visibilité qui en outre apportera les moyens nécessaire pour devenir oralisant. Cela suppose une corrélation entre moyens financiers et maîtrise du langage oral. Que deviennent alors les autistes non-oralisants adultes ? **
- Que 40h d’ABA ne permettent pas d’être autonome, ni totalement oralisant, et pas même productif. Nous aurait-on menti? L’institution ne peut être que nécessaire pour se soulager de ces autistes trop encombrants.
- Les émotions et les leçons de vie provoquées par l’accompagnement des autistes à besoins complexes servent à inspirer et à apprendre la vie aux valides (inspiration porn).
Peut-on penser l’inclusion avec un point de vue valide ?
L’inclusion des autistes, ce n’est donc qu’avoir le droit d’exister suivant les désirs et le confort des personnes valides : “soit productif et exploitable par le capitalisme, et ne perturbes pas le confort et le mode de vie des valides”. Les droits fondamentaux ne comptent pas, la structure décidera seule du destin unidimensionnel de la personne non-valide. Dans cette configuration, les autistes n’ ont pas d’intérêts spécifiques, de même qu’ils n’ont pas le droit de les cultiver.
On peut dire aussi “neurotypique”, en lieu et place de “valide”. Aujourd’hui, on conceptualise le handicap physique en termes de compensations, et souvent il semble inhumain d’infantiliser une personne en fauteuil. Mais, comme le sociologue américain Gil Eyal l’explique dans “Autism Matrix”, l’autisme est un “entre deux”, une nouvelle catégorie fluctuant entre le retard mental et la maladie mentale. Cela conduit à considérer l’autisme comme à la fois curable et incurable, ce qui ouvre l’espace thérapeutique, comme la possibilité d’autonomie totale en société.
Hors Normes, à défaut de montrer la réalité de l’autisme “sévère”, exposerait finalement le validisme décomplexé de la société. Une conception de personnes valides qui exige pour soutenir, exige pour valider, et exige aussi pour réprimer les personnes handicapés.
*Les droits fondamentaux sont la liberté, la sécurité et le droit à vivre dans la société avec le soutien nécessaire. L’autonomie inclut toutes les aides (financières, humaines) possibles et les technologies adéquat, pas seulement la rééducation.
**La culpabilité des familles n’a pas disparu. La responsabilité des parents comme cause du handicap (par la psychanalyse) a été remplacée par une culpabilité a postériori sur le devenir et l’éducation de l’enfant. Si votre enfant ne progresse pas c’est que vous n’avez pas mis les moyens pour…