L'autisme : une question totale

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Nous publions avec son accord, l’intervention de Florian Forestier, autiste Conservateur à la bibliothèque nationale de France, docteur en philosophie au séminaire autisme et sciences sociales du 6 et 7 novembre dernier. Il était organisé par l’Institut de recherche en santé publique (IRESP/INSERM) et la CNSA auquel CLE Autistes a assisté. Cette intervention n’a pas malheureusement pas encore été publiée sur le site du séminaire avec toutes les autres

Description de l’image : au séminaire autisme et sciences sociales, Florian Forestier est à la Tribune (il n’y avait pas de lumière de néon pour faciliter l’accessibilité à l’autisme).

Je veux évidemment commencer par remercier l’IRESP de me faire l’honneur d’intervenir en ouverture de ces journées. La question qu’on m’a proposé d’aborder est difficile. Proposer des éléments d’explication à propos de l’autisme, et du même coup proposer quelques pistes justifiant le fait de lui consacrer un programme de recherche en sciences humaines. Je vais me faciliter la tâche en supposant que les participants ne partent pas de rien en matière d’autisme et en faisant abstraction de ma propre formation de philosophe et pour me concentrer surtout sur les approches sociologiques. 

Il y a plusieurs questions ici. Qu’apporte ou peut apporter une approche sociologique de l’autisme ? Pourquoi l’autisme pose-t-il aux sciences sociales des questions spécifiques ? En d’autres termes, pourquoi avons-nous jugé nécessaire dans le programme de recherche de la stratégie nationale de définir des axes spécifiques à l’autisme en sciences sociales ? Enfin, pourquoi ces axes-là ?

Deux choses se croisent ici :  

  • D’une part, un mouvement d’émancipation des personnes concernées, qui investissent les sciences sociales dans la perspective des disability studies : participer à la conception des politiques publiques et aux choix qui les concernent, mais aussi définition même du cadre conceptuel : et donc analyser comme des problèmes sociaux des questions pour le moment prisonnières d’un carcan médical ou psychologique (donc individualisant et normatif) :
  • D’autre part des questions liées à la nature même de l’autisme, à la complexité des facteurs qui y interviennent, à ses caractéristiques, au fait que l’autisme invite à questionner le rapport du social et du biologique.

Je vais procéder en trois temps : 1) d’abord, essayer de montrer que la réflexion sur la nature de l’autisme et des troubles de l’autisme pose de multiples problèmes épistémologiques qui ouvrent tout de suite sur des questions sociologiques (par le choix des cadres conceptuels), 2) ensuite en  m’intéressant plus précisément aux axes proposés par la stratégie nationale, en expliquant brièvement pourquoi nous les avons choisis, 3) enfin en proposant en guise d’ouverture une piste sur ce que la réflexion sur l’autisme pourrait à mon avis en retour apporter aux sciences sociales.

I) L’autisme et les troubles de l’autisme

A. Définir l’autisme ?

La difficulté est visible dans les termes mêmes : troubles du spectre de l’autisme.

a) Les troubles ce sont des manifestations extérieures par lesquels on va repérer l’autisme – ou pour être précis on va repérer l’autisme dans un cadre clinique quand il engendre des troubles. On utilise le terme de dyade autistique pour désigner les deux grandes familles de caractéristiques à travers lesquelles on diagnostique l’autisme. On considère de plus en effet que ces comportements sont des conséquences très dérivées de ce qui fait la spécificité de l’autisme.

  1. Des intérêts et comportements restreints ou spécifiques (cela va de la stéréotypie à l’intérêt intense pour un domaine) ;
  2. Des troubles de l’interaction et de la communication sociale

b) Ces critères permettent de renvoyer des situations très distinctes à un spectre commun. Cette idée de spectre s’est constituée peu à peu par allers-et-retours. Caractériser des situations, comprendre ce qu’ont ont en commun et ce qui les sous-tend (en allant en profondeur vers le cognitif ou le biologique), revenir autrement vers manifestations… La catégorie de l’autisme s’est ainsi élargie progressivement depuis les premières descriptions en 1943 par Léo Kanner. Cet élargissement n’est pas sans effet puisqu’il inclut peu à peu des personnes plus autonomes et susceptibles de prendre la parole. Il a été marqué par la disparition des sous-catégories dans la dernière version du DSM. Les différenciations sont faites à partir des niveaux de handicap liés aux troubles.

c) Enfin les troubles ne sont pas tout l’autisme. Le sujet devient très concret avec l’évolution des critères diagnostics, de plus en plus préventifs et de plus en plus fins. Pour le moment le diagnostic est lié à de multiples tests et évaluations, biographiques, fonctionnelles, comportementales (donc difficilement séparables de difficultés). Les nouvelles techniques (génétique, IA et deep learning, etc) et ouvrent à l’idée d’un repérage plus analytique et sémiotique, donc indépendant des handicaps constatés.

B) Maladie ou condition neurologique ? Le concept de neurodiversité

Cette distinction est importante parce que beaucoup de gens mêmes chercheurs ont spontanément tendance à vouloir comprendre l’autisme à partir des déficits observés dans un cadre clinique. Or plus on entre dans la cuisine biologique de l’autisme, plus cette idée est remise en cause : l’autisme est le plus souvent repéré par des troubles, parfois graves, mais le fonctionnement qui engendre ces troubles ne se réduit pas à eux.  L’autisme, ce ne sont pas seulement quelques fonctions déficitaires, c’est une trajectoire développementale.

Celle-ci implique des  centaines  de  gènes  (les mutations n’ont pas le même effet selon le patrimoine génétique) et se spécifie tôt (in utero) par un certain nombre de particularités, en particulier cérébrales (la synaptogénèse) et métaboliques. Le cerveau se construit différemment, se structure différemment, se développe différemment, fonctionne différemment. Pour rendre compte de ce fonctionnement interviennent diverses théories de la cognitions, non exclusives les unes des autres, entre lesquelles il  est  difficile  de  déterminer des relations de causalité claires (traitement des interactions sociales, fonctions exécutives).

Deux approches :

  • Selon l’approche médicale et déficitaire, l’autisme doit être compris comme une maladie, c’est-à-dire « une modification ou écart par rapport à l’état physiologique qui se manifeste par des symptômes et des signes caractéristiques ». La maladie surtout psychiatrique est quelque chose dont on souffre. Souffre-t-on de l’autisme ? A quels types de souffrances l’autisme expose-t-il ? Qu’est ce qui les engendre ?
  • L’approche différentielle considère l’autisme comme une condition neurologique qu’il ne faut pas chercher à le comprendre seulement et systématiquement à partir de déficits à compenser ou à remédier mais comme un mode de développement totalement singulier. Il ne faut pas nier les déficits, mais comprendre ce qui les engendre, et chercher aussi des forces. Une image que j’utilise souvent et qui vaut ce qu’elle vaut : le cerveau autiste n’a pas de route pré-tracée pour s’adapter au monde, il doit inventer son chemin développemental en fonction de l’environnement, des hasards, souvent n’y arrive pas.

Rien qu’au niveau biologique et fonctionnel, pourtant extrêmement normatif, se posent donc déjà des questions épistémologiques et sociologiques concernant la définition des termes, le partage de l’expertise, etc. Selon la façon dont on considère les déficits et ce qui les engendre, on ne structure pas du tout les recherches de la même façon, on ne fait pas les mêmes expériences, pas dans les mêmes environnements, on ne répond pas de la même façon aux difficultés que peuvent rencontrer les personnes. Etant donné le nombre de parties-prenantes impliquées (familles, personnes concernées, scientifiques, praticiens, administrations) cela laisse déjà place à de nombreuses enquêtes de sociologie pragmatique.

Tout cela est évidemment redoublé quand on passe de la question de la nature de l’autisme et des troubles de l’autisme à celle des situations de handicap liées à l’autisme. Je l’ai dit, c’est à partir des situations de handicaps associés que l’autisme est décrit dans les classifications (selon trois niveaux, allant de la gêne au besoin d’accompagnement dans tous les actes de la vie et du quotidien). Or tout le monde sait ici qu’une situation de handicap est le résultat de l’interaction d’un contexte (environnemental et social) et d’une particularité : que les déterminants sociaux d’un handicap aussi complexe vont eux-mêmes être très complexes.

II) Les axes du plan

Le groupe de travail établissant le programme de recherche de la Stratégie nationale autisme a proposé 4 + 1 axes – dont trois sont développés pendant ces journées. 4 + 1, car l’un n’est pas un axe à proprement parler mais une étude des risques psychosociaux, en particulier du suicide. La population autiste connaît en effet une forte exclusion, que la prévalence du suicide y est particulièrement importante, qu’elle est particulièrement vulnérable à certains abus (80% des personnes autistes auraient été victimes d’abus sexuels) et je ne dis rien de ce qui se passe dans les institutions.  Pour les personnes concernées, un des enjeux des approches en sciences sociales est de faire évoluer les catégories à travers lesquelles on appréhende cette situation : ne plus raisonner seulement en terme de scandale sanitaire, mais aussi de mécanismes d’exclusion, d’oppression systémique, de « validisme », etc.

A. Mécanismes de production du handicap

La question se pose d’abord pour la désignation de ce qui constitue vraiment les handicaps. L’entourage et les accompagnants évoquent souvent les comportements ; les personnes concernées insistent sur les hypersensibilités, les troubles exécutifs.

Un élément essentiel dans l’autisme semble être la variabilité des trajectoires et des histoires personnelles. Tout tient souvent à une rencontre, à un événement positif ou négatif. D’où l’importance de la question des seuils, des moments clefs, des cercles vertueux et vicieux.

  • Sur le plan des particularités fonctionnelles, il y a un risque très fort de surhandicap dans l’autisme. Dans beaucoup de cas, la déficience intellectuelle constatée chez des enfants autistes est induite par d’autres handicaps, (par des limitations d’apprentissage liées à l’autisme) et n’est pas originaire. C’est l’enjeu de la controverse actuelle sur les interventions, thérapies cognitives, etc. : en avoir un usage plus individualisé, plus éducatif, mais fournir un véritable appui au développement
  • Sur le plan des limitations d’activité : comment concilier le fonctionnement des personnes et le fonctionnement social, les rythmes scolaires, professionnels, etc. Que faire quand quelqu’un n’apprend pas dans le même ordre, ne peut pas le faire dans les mêmes conditions, etc. ? Il faut se poser ce genre de questions quand on veut parler d’une école véritablement inclusive.
  • Lever les limitations d’activités des personnes (les empowerer) ne doit pas être un but mais un levier pour accroitre leur participation sociale, quel que soit leur mode de fonctionnement et leur niveau de handicap. Or, penser les restrictions de la participation sociale, c’est penser à transformer la société, et en particulier, revoir le concept l’autonomie qui n’a pas nécessairement à être l’autonomie de l’entrepreneur de soi-même libéral.  En ce sens, l’autisme est une sonde pour entrer dans le « Nouvel esprit du capitalisme » qui invite à demander en retour ce que pourrait être une société vraiment inclusive, dans laquelle les particularités des personnes autistes ne seraient plus nécessairement causes d’exclusion. On trouve normal de ne pas abuser de la fragilité physique d’une personne. Sera-t-il un jour aussi évident de ne pas exploiter la crédulité et le manque de maitrise de certains codes, etc. ?

B. Archétypes, stéréotypes et représentations 

Quelle image et connaissance de l’autisme est diffusée par différents canaux, qui interroge-t-on, quelles images sont montrées, quel est l’angle choisi, etc.)

Par exemple : recherches sur les représentations de l’autisme par les personnes extérieures (i.e. qui ne sont pas autistes ou n’ont pas eu l’occasion d’en côtoyer un au quotidien), en particulier les personnes qui auront à s’en occuper (enseignants).

  • Poser des questions comme : dans quelle mesure pensent-ils que l’enfant peut se conduire « normalement » s’il fait un « effort » ou s’il y met de la « bonne volonté ».
  • Dans quelle mesure ils perçoivent le comportement de l’enfant comme résultant d’une « vraie impossibilité » plutôt que d’un manque d’envie de coopérer. 

Pourquoi ? Le point important ici  je crois est d’étudier les effets de ces représentations sur la participation sociale des personnes en question. La connaissance que les individus ont de l’autisme influence fortement leur interprétation et leurs réactions face aux personnes autistes et à leurs comportements ; elle est structurante des cadres de l’interaction (au sens de Goffmann). Il me semble que l’enjeu est vraiment de contribuer à la transformation de ces cadres qui ont des effets considérables (renforcement positifs ou négatifs) sur les personnes autistes.

Il est extrêmement difficile pour ces personnes de participer à la vie sociale si toutes leurs attitudes et comportements sont lues aux prismes de catégories très normatives et rigides (personnes exclues simplement en réaction à leurs expressions faciales, leur gestuelle, etc). Le but n’est pas de déresponsabiliser mais de permettre un meilleur ajustement réciproque. C’est un sujet général pour les handicaps invisibles (stigmate est invisible) mais les effets en sont renforcés par le fonctionnement particulier des personnes autiste.

C. Stratégies individuelles et collectives

Il s’agit d’étudier la façon dont les individus et les groupes affrontent les difficultés qu’ils rencontrent et s’accommodent de leurs particularités.

  • Ce la concerne à la fois une multiplicité d’actions ponctuelles du quotidien (auto-stimulation, coping pour faire face aux situations de stress et d’exclusion, organisation ou négociation de l’interaction) ;
  • Cela inclus aussi des stratégies plus globales pour déterminer et organiser sa vie (mode de vie choisi, organisation des relations avec l’entourage, stratégies d’adaptation, d’évitement, négociations, arrangements avec la norme, invention de nouveaux modes de vie, habitation de niches sociales, etc.)
  • Ces stratégies du quotidien existent partout et dans tous les groupes, mais pour les personnes autistes, ce n’est pas excessif de dire qu’il s’agit quasiment d’un enjeu de vie ou de mort pour eux.  

III) Autisme et incorporation du social

L’autisme est identifié comme un handicap de la relation sociale : tout le monde a entendu ça. Mais le concept de social utilisé par les spécialistes est assez pauvre : trouble de la « cognition sociale » et de la « théorie de l’esprit », la plupart des études se contentent d’étudier les comportements de personnes autistes en situation d’interaction sociale simple. Or, tout le monde le sait ici, le social est quelque chose d’un peu plus complexe :

  • un ensemble d’interactions (collaborations, échanges, subordination, etc.), un contexte socio-historique et technique, des groupes et des rapports de forces ;
  • le tout incorporé, inscrit dans les comportements, perceptions, jugements.

Or, l’autisme constitue précisément une altération  de certaines de ces fonctions et capacités. Je propose aux sociologues de s’intéresser à l’autisme au prisme de cette conception du social et de s’y intéresser comme un trouble de l’incorporation du social :

  • Ce serait intéressant pour les sociologues, leur permet d’entrer dans la fabrique de la socialisation ;
  • Ce serait intéressant aussi pour comprendre certains traits de la vie des personnes autistes. En particulier : je pense que le concept bourdieusien d’habitus est pertinent ici. L’habitus est du social incorporé, « une adaptation par corps aux situations sociales », des dispositions d’actions incorporées. L’habitus joue le rôle de ciment de l’appartenance à un milieu, une culture, un monde. Je pense qu’un axe intéressant serait de dire que de par leurs particularités les personnes autistes ne développent pas des habitus structurés de façon à jouer ce rôle. En d’autres termes, ils sont des handicapés de l’appartenance et de l’identité : jamais chez eux dans aucun milieu, aucune culture. Leur rapport à la société est celui d’éternels minoritaires.

Conclusion

Je voudrais conclure par un appel. Le champ de l’autisme est excessivement conflictuel : querelle de la psychanalyse, querelle de la représentation, de l’expertise, conflits d’intérêts multiples. Les sciences sociales doivent y intervenir comme tiers pour créer des espaces de dialogues, de la réflexivité, pas y importer leurs propres conflits qui sont je le sais nombreux. Contribuez à construire des points de dialogues et de rencontre, à rendre les luttes – toutes les luttes – plus éclairées.

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